Sainte Jeanne des abattoirs, les entrailles du capital
… la mise en scène de Catherine Marnas , d’une intelligence également fine et inventive dans l’usage de la distanciation, bouscule le texte et lui rend sa force politique corrosive. …
Vous avez dit distanciation ? Franck Manzoni, en narrateur omniscient, vient présenter (avec des manières toutes télévisuelles) l’entrée des personnages, commenter l’action, signaler la coupe d’une scène, accélérer le tempo d’une démonstration. Vous avez dit distance de l’acteur au personnage ? Dans les principaux rôles, à la fois singularités irréductibles et produits d’un système, Mauler (Julien Duval) et Jeanne (Claire Théodoly) déjouent toutes les attentes. Lui, machiavélique en diable, amis dans un genre inédit… tient sa capacité de nuisance d’un équilibre étrange de force et de ruse. Elle, dans un registre qui va de la naïveté grossière à la conviction dévastatrice, court au contraire après le sens du vent sans jamais le saisir, abandonnat la posture christique pour sombrer dans le tragique. Les deux comédiens apportent à leurs personnages un charme juvénile, une légèreté décalée, en un mot une séduction qui leur assure une stature à la fois démesurée et dérisoire.
Mais la distanciation prend surtout sens dans un travail collectif d’ampleur qui voit, sur scène, les différents éléments (comédiens professionnels et chœurs d’amateurs, scénographie et mise en scène, chant et diction) entrer dans une réelle synergie. La scénographie dispose les personnages dans un rapport de hiérarchie spatiale : en haut , sur leur passerelle métallique ressemblants à une scène de concert, les entrepreneurs, accrochés à leurs micros, se disputent sur les contrats, achètent, vendent et spéculent dans une atmosphère surchauffée ; en bas, engoncés dans leurs blouse, les ouvriers apparaissent par transparence, rampent ou errent désoeuvrés, se battent ou gèlent sous la neige… Dans l’entre deux, apparaît et disparaît la nuée des Chapeaux Noirs qui tente maladroitement de s’attirer les grâces des deux partis, entre chansons caricaturales et sermons pieux et intéressés. De tableau en tableau, ce jeu de forces évolue … mais sans jamais bouleverser l’équilibre foncier qui voir les plus riches s’appuyer sur le besoin du très grand nombre des pauvres pour se maintenir en haut. Tout renversement relèverait dans ce contexte de l’utopie. Le spectacle lacère furieusement cette utopie, jusque dans la démesure néo-stalinienne ironique du tableau final, pour renvoyer le spectateur à ses responsabilités réelles. Que faire ici et maintenant ?
David Larre