ZIBELINE |

Adapter le long roman de Nancy Huston sur scène est une entreprise qui peut sembler paraître folle. Elle l’est. Comme on s’attaque à L’Everest ou à une transatlantique inédite, la compagnie Parnas s’est mise à la tâche, avec le talent qu’on lui connaît. Le résultat est enthousiasmant. Voilà que se déploie devant les yeux des spectateurs les mots de l’écrivaine, et que les personnages s’incarnent, comme sortis des pages, et que cela s’anime, comme font les mots lus dans l’imaginaire...
L’étonnant, quand un texte romanesque est mis en scène, est qu’on en perd toujours la saveur narrative : les jeux de temps, de point de vue, le statut particulier du dialogue, des descriptions, tout cela s’arase, comme s’efface le moment intime où les mots lus laissent place à des paysages, des visages, des voix mêmes, imaginaires, composées aussi d’un peu de vous-mêmes. Ici la gageure était double : le roman, composé de quatre monologues qui remontent le temps -de 2003 à 1942- joue de non-dits : de jeunes enfants, qui ne comprennent pas tout ce qui (leur) arrive, en sont narrateurs, et révèlent donc une foule d’événements, de sentiments, dont ils n’ont qu’une conscience floue, et que le lecteur comprend. Comment rendre cela sur scène ?
Catherine Marnas, avec un respect admiratif pour le texte, a découvert un art pour rendre compte de cette entrée progressive et parcellaire dans l’action. Le texte dit est immédiatement incarné, puisque les récits à la première personne le permettent ; puis peu à peu il est illustré par les autres personnages qui passent, le jouent, pas constamment, pas jusqu’au bout, conservant les incises comme autant de distanciations ironiques. Ces personnages proposés derrière le narrateur /protagoniste, puis à ses côtés, construisent des figures jamais intrusives, des possibles de lecture, fluides, justes, arrières-plans comme glissés en surimpression des pages... Les lumières et les décors aussi, discrets, transforment un espace très neutre, tables et chaises blanches, en bosquets sous les arbres, en salon hippie New-Yorkais, en ruelles en pente d’Haïfa, en bagnole familiale... d’un bleu, d’une ombre, d’un rien. Juste avec votre imaginaire, et leur jeu, et quelques couleurs unies et profondes.
Une fois de plus les comédiens formidables réunissent des exploits : restituer fidèlement, avec une clarté constante, les longs monologues des enfants, puis toutes les figures secondaires qui se croisent... Les deux premières parties seulement du roman sont montées, et cela dure trois heures, qui passent comme un enchantement. On rêve de l’intégralité, l’an prochain, en espérant que les programmateurs se seront pas effrayés par des questions de formatage : les spectateurs à Gap étaient enthousiastes, pris dans le feu, emportés. C’est que le roman de Nancy Huston les tenait en haleine, reposant sur des révélations, des retournements, des attentes, remontant habilement le temps vers l’événement traumatique initial, et parlant des plaies et résiliences du siècle avec un talent rare, et une volonté affirmée de retrouver le plaisir des fables.

AGNÈS FRESCHEL