INTERVIEW | 5 MARS 2011

INTERVIEW DE CATHERINE MARNAS PAR VIVIANE FAURÉ

Le travail fait sur le roman de Nancy Huston est assez différent des spectacles montés précédemment d’abord parce qu’il s’agit de l’adaptation théâtrale d’un roman. Pourquoi l’envie de monter un texte non théâtral et ce texte-là en particulier ?

Catherine Marnas : La différence avec les précédents spectacles est plus sensible dans le thème que dans le fait de choisir un roman car finalement si je réfléchis, mon tout premier spectacle Rashomon est l’adaptation d’une nouvelle ; après j’ai fait Les Journaliers de Marcel Jouhandeau qui n’est pas non plus un texte théâtral. Je suis et d’une époque et d’une influence certaines par mon maître Antoine Vitez qui me pousse à bien aimer m’attaquer à des matériaux qui ne sont pas que des matériaux théâtraux. Et d’ailleurs, quand je fais des collages, est-ce qu’il s’agit de pièces, est-ce qu’il s’agit d’adaptation ?
La chose la plus surprenante dans ce nouveau travail, c’est le thème : s’attaquer à un roman avec une narration au sens le plus classique du terme, une histoire avec un suspens, des péripéties, et surtout le rapport au psychologique et à l’intime qui est beaucoup plus évident que dans les autres spectacles. J’ai remarqué qu’il y a quand même une tendance. Il y a quelque chose qui dans notre époque nous pousse, non pas au repli, ce qui serait négatif, mais à l’analyse à notre portée - même si un sociologue l’analyserait sans doute de façon plus fine.

Dans un échange avec Nancy Huston, vous parlez d’une tension qui existe aujourd’hui entre le « théâtre du Globe » et le « théâtre de cuisine ». Est-ce que vous pouvez préciser cette idée ?

Catherine Marnas : Moi j’aime énormément Koltès et Shakespeare, avec cette idée que le plateau de théâtre est un lieu de grossissement. Les joies, les peines passent sur le plateau par une espèce de grandissement ; les émotions traversent dans un grand souffle. Et c’est Shakespeare qui le dit, « le monde vu de haut où l’on voit les pantins qui s’agitent », le monde comme un théâtre donc. Alors que là, il y a un effet de zoom même si les maquettes qui nous ramènent au « théâtre du Globe » et nous donnent l’impression qu’on s’est détaché du quotidien, il y a néanmoins un effet de quotidien avec cette table de cuisine.
Le théâtre, c’est ce qui nous permet de décoller du quotidien et j’avais l’impression d’être engluée dans l’intime pendant les répétitions, surtout l’année dernière. Or, on fait du théâtre pour échapper à cela. Du coup, c’est ce paradoxe-là qui m’intéresse : comment on part de l’intime, car il y a beaucoup d’intime chez Nancy Huston, et en même temps la table est là, et il y a les maquettes et on essaie de montrer une sorte de vide autour de cette table de cuisine qui fait que tout à coup ça résonne avec une dimension poétique beaucoup plus universelle. C’est pourquoi, on a besoin d’un plateau si grand pour éviter de revenir justement à du quotidien, à du réalisme. Il s’agit bien de ramener de la métaphore malgré la présence de la table de la cuisine.

Les deux premières parties ont été créées en 2010. Cette année, vous créez les quatre parties. Quels sont les problèmes particuliers que pose ce texte sur un plateau et comment avez-vous réinvesti le travail mis en œuvre l’année dernière ?

Catherine Marnas : Comme Nancy Huston le dit très justement, on a l’impression qu’on commence avec du clair et du comique et au fur et à mesure on s’enfonce dans ce qu’elle appelle une forêt obscure. Ça veut donc dire retravailler les deux premières parties à la lumière, ou plutôt à l’ombre, des deux suivantes. D’abord raccourcir, faire davantage de coupures.
Ma première idée, comme on remonte dans le temps, était de remonter aussi dans les styles de théâtre. En schématisant, la première partie, postérieure au 11 septembre, est d’une modernité absolue, une esthétique à la Bob Wilson, très clean, très épurée et on pouvait remonter comme cela jusqu’à Stanislavski. J’ai travaillé sur un mode de jeu différent : on va de quelque chose de plus froid, davantage dans l’énonciation, à quelque chose de plus incarné, de beaucoup plus interprété dans la dernière partie notamment. Et comme il y a quelque chose de psychanalytique dans ce roman, le fait de s’enfoncer vers les zones les plus sombres de l’inconscient, ça marque aussi forcément la première partie.
Parallèlement, je ne voulais pas faire de mise en scène hyper évidente. Je ne voulais pas qu’on se dise : « On voit bien l’intervention du metteur en scène ; on voit bien où est son invention ». Mais cette simplicité apparente est très complexe car il ne s’agit pas de raconter le roman, de l’illustrer bêtement.
La question est de savoir ce que ça amène de monter ce roman au théâtre. Le travail au plateau ne se substitue pas au livre. C’est un objet différent. Je pense que l’écho n’est pas le même. Comment un déplacement, le rythme d’un corps derrière un texte prononcé provoque des images, des échos qui sont différents du rapport qu’on a avec un texte lorsqu’on lit. C’est forcément notre rythme qu’on impose – la voix intérieure. Alors que là, c’est un autre rythme des corps, des respirations, des mouvements sur le plateau. Quand je parle d’arabesque, c’est l’idée qu’on commence à tirer un fil dans la tête de quelqu’un et ce fil circule en onde sur le plateau pour provoquer dans la tête du spectateur des ondes qui vont aller toucher des zones de l’inconscient. Il y a donc des choses qui sont beaucoup plus douces rythmiquement, plus coulées que dans la plupart de mes spectacles. Je suis pourtant quelqu’un qui aime beaucoup les ruptures, mais il y en a très peu cette fois-ci. En fait, c’est comme dévider un fil – le fil d’une enquête sur l’humain. Ce qui n’est pas une nouveauté dans mon répertoire. Pour moi le théâtre est le lieu de cette interrogation-là. Mais le fait de suivre cet humain, notamment à travers l’histoire d’une famille, et l’Histoire tout court, j’ai l’impression que ça touche d’autres zones de réception que d’habitude. C’est en tout cas ce que je cherche sur ce spectacle.

Nous sommes les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants de la deuxième moitié du XXe siècle. Est-ce une façon de dire aux jeunes générations que dans la famille comme dans l’histoire, si on n’a pas apuré les comptes, on ne peut pas aborder sereinement le XXIe siècle ou en tout cas comprendre ce qui s’y joue ?

Catherine Marnas : Oui. C’est la chose qui m’a vraiment intéressée. Si le roman avait été une recherche purement psychologique, sur une grand-mère par exemple victime d’un viol, je crois que ça ne m’aurait pas intéressée. Ce que j’aime, c’est comment ça fait écho : l’après-11 septembre, l’islamophobie, l’axe du mal jusqu’à la remontée au nazisme, c’est quelque chose qui me passionne.
Le choc pour Sadie par exemple n’est pas la trahison de sa mère mais la révélation de l’holocauste par son beau-père Peter. Elle va passer sa vie avec ce « pourquoi » auquel personne n’a répondu, mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer d’y répondre. Pour moi, le nazisme est la faille principale et c’est ce qui fait que le personnage d’Erra est un personnage qui a fermé la porte ; qui s’en sort mais qui a laissé de sacrés valises aux générations suivantes. Même le conflit israélo-palestinien, comment l’aborder sans comprendre ce qui s’est passé pendant la dernière guerre ? Et pas de manière simpliste.
Aron, qui est juif, nous rappelle qu’on est libre. Ce qui est très beau dans le roman de Nancy c’est qu’il n’y a pas de déterminisme.
Nancy a d’ailleurs été très marquée par l’espèce de discours ambiant nihiliste teinté de cynisme qu’elle a analysé dans Professeur de désespoir.
Si on prend le personnage de Sol par exemple, c’est un petit garçon de six ans. Il va tomber amoureux d’une femme formidable ou il va rencontrer un professeur et ce sera peut-être un bonhomme formidable. C’est l’idée du hasard et du déplacement. Le fait de se déplacer, de changer de pays nous façonne. Elle aurait bien résumé son roman par « Comment on acquiert un accent » et le fait de changer de pays, de changer de culture, de changer de langue, c’est tout cela qui nous constitue. Il n’y a pas un déterminisme.

Pourquoi avoir choisi un auteur Nord Américain ?

Catherine Marnas : ça revient à ce que je disais sur la narration. Nancy Huston a une analyse très lucide sur son propre parcours d’écrivain. Quand elle a commencé à écrire pendant ses études aux Etats-Unis, elle écrivait des histoires, des narrations avec des drames. Et puis elle est arrivée à la Sorbonne, elle s’est retrouvée avec Barthes, Lacan, les structuralistes, le Nouveau Roman, elle s’est rendue compte que ce qu’elle faisait c’était totalement « ringard ». Elle s’est vraiment censurée. Elle s’est mise à écrire des essais, mais elle avait l’impression de s’être amputée de quelque chose. Elle continuait à écrire en quelque sorte en « cachette » des vraies histoires. Maintenant, elle assume les deux aspects – l’aspect essai et l’aspect roman– et les fait même se rejoindre. C’est le cas dans son dernier roman notamment. Et c’est ça qui m’a attirée. Là encore, on peut parler de tendance. Si on prend le succès de Wajdi Mouawad, il y a une totale désinhibition par rapport aux histoires. Au départ, certains étaient très condescendants, mais maintenant Wajdi assume totalement. Il dit : ce qui me plait c’est l’émotion. Notre rapport à la fiction et à l’émotion est en train de changer. Pour le meilleur et pour le pire. Espérons que nous éviterons le pire.

Propos recueillis le 5 mars 2011 par Viviane FAURÉ