LIGNES DE FAILLE | CROIRE AU THÉÂTRE

On vit une époque de méfiance généralisée envers le théâtre. Entre ceux qui lui préfèrent des arts prétendument populaires, les stars et le divertissement, et ceux qui ne jurent que par les croisements, se méfient du texte et abhorrent les personnages, les metteurs en scène qui croient encore au théâtre sont rares... et les directeurs de scènes ne sont pas ses meilleurs défenseurs ! Chez les Parnas on y croit. Dur comme fer, avec un talent fou, et sans une once de passéisme : en inventant des formes qui ne renoncent pas au jeu, à l’émotion, au texte ni aux images, mais cherchent de nouvelles voies pratiques et efficientes à l’intérieur de cet art-là, non aux frontières. Lignes de faille est un grand moment de vrai théâtre. Pourtant Catherine Marnas s’est attaquée à un roman, une épopée qui remonte le temps jusqu’à l’origine du mal : la forme n’en est pas naturellement dramatique, et un jeu délicieux s’instaure entre le narratif et la représentation. Des glissements s’opèrent, plus ou moins soulignés, entre le récit des enfants-narrateurs et la représentation des scènes qu’ils évoquent. Ils y emmènent les spectateurs qui les suivent, plus de quatre heures durant, sans une seconde de décrochage, de plus en plus enfoncés dans l’histoire, comme en une psychanalyse collective de nos traumatismes communs. Car ce sont nos guerres intimes qui sont évoquées, celles qui construisent notre présent historique entre USA et Islam, Sionistes et Palestiniens, beatniks et bourgeois, Nazis et...

Le roman de Nancy Huston se déploie sous les yeux comme un espace imaginaire derrière une porte intérieure. Tout est subtil, la vidéo et la musique enregistrée qui s’effacent quand le temps recule, pour laisser place au piano et aux voix. Les couleurs franches des costumes et des éclairages qui campent avec rien les changements de décor et d’époque. Mais surtout, les comédiens sont prodigieux ; de précision, de mémoire, de métier, dirigés dans chacune de leurs intentions, drôles avec légèreté et distance, puis régurgitant des éclats de désespoir ou d’angoisse qui vous coupent le souffle… Tous bouleversent, Franck Manzoni et Catherine Pietri déchirants en enfants mal aimés, Olivier Pauls si touchant en père juif, Bénédicte Simon terrifiante en mère californienne castratrice, et si bienveillante en nazie.

Car il est question des racines historiques du mal, des combats qui divisent notre psyché contemporaine : croire au théâtre induit aussi que l’on connaisse ses vertus cathartiques, son essence politique, son commerce avec l’histoire et les mythes. Les Parnas ne les oublient jamais...

Agnès FRESCHEL| Zibeline

Lignes de Faille a été créé à la Passerelle, scène nationale de gap, les 12 et 13 mars