Marnas chez Huston
le globe dans la cuisine
Catherine Marnas porte à la scène Lignes de faille, virtuose et douloureux roman de Nancy Huston. Des Etats-Unis en 2004 jusqu’en Allemagne en 1944, quatre enfants y remontent le fil d’une histoire familiale où de génération en génération s’invita l’Histoire.
Cinq heures de théâtre – le temps qu’il faut, pour rendre justice à ce livre qui valut à Nancy Huston, en 2006, le Prix Femina. Treizième roman de la franco-canadienne, qui transita par les Etats-Unis avant de poursuivre - à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Roland Barthes ses études à Paris, où elle s’installa pour de bon. Treizième roman, et qui contient tous les autres - Nancy Huston en sa quête romanesque paraît poursuivre de tout temps des souvenirs d’avant sa naissance, tentant d’ainsi éclairer, de son enfance même, une mémoire habitée par les ténèbres de l’âme en même temps que de l’Histoire une expérience que ces Lignes de faille condensent en effet admirablement.
On y remonte de l’an 2004, et de l’Amérique d’après le 11 septembre, jusqu’à l’an 1944 en Allemagne, quand la Seconde guerre mondiale touche à sa fin, et l’on y voyage de génération en génération, dans la même famille, en compagnie de quatre enfants avec Sol en 2004 à San Francisco, avec son père Randall en 1982 à New York, avec la mère de ce dernier, Sadie, en 1962 à Toronto et avec Kristina, arrière-grand-mère de Solomon, en 1944 près de Munich. Ils ont six ans chacun quand s’offre à eux, dans le livre de Nancy Huston, le spectacle du monde, et la chronique file d’un petit Américain anorexique et islamophobe, monstrueux et terrifiant, jusqu’à une fillette bouleversée qui en fin de guerre mondiale se découvre ukrainienne adoptée par une famille allemande, enfant volée des Lebensborn nazis.
Et en cette saga échevelée, Nancy Huston avance « avec magistrale /messe, subtilité et sensibilité », dit Catherine Marnas - une décision élyséenne vient de bloquer la nomination, longtemps annoncée, au Théâtre de la Criée à Marseille, de cette artiste féconde et remarquablement inspirée, associée au théâtre La Passerelle à Gap et aux Salins de Martigues.
Et Nancy Huston n’y veut bien entendu pas suggérer qu’un déterminisme familial – ce vieux secret transmis en silence - serait à la source de l’inquiétante folie qui habite l’esprit du petit Solomon elle y enquête, au fil du temps et de l’Histoire, et en cette enquête met à jour, comme autant de « trouées vers les régions sombres » de nos mémoires les lignes de faille sur lesquelles se constituent les êtres humains et se joue, à quitte ou double comme l’on sait, leur destin. Y raconter d’où nous vient l’« accent » de nos langues et de nos vies, dit Nancy Huston. Y faire entrer dans nos cuisines intimes, dit Catherine Marnas, le grand théâtre universel du Globe shakespearien.
Antoine Wicker