Lignes de Faille
Première très applaudie, au TNS, en présence de Nancy Huston : de la Franco-Canadienne installée à Paris, Catherine Marnas met en scène le roman Lignes de faille. L’Histoire du siècle passé y pénètre nos cuisines les plus intimes, à l’enseigne de la douleur des temps. Saisissante chronique de vie.
Quatre enfants logés en leurs corps d’adultes s’y souviennent de ce que fut a l’âge de six ans (lire Reflets/DNA du 2 avril) leur expérience de la vie et du monde. Solomon en 2004 à San Francisco est le pur produit, et inquiétant, de quelque moderne délire technofasciste et raciste ; et vingt-deux ans plus tôt à New York, son père Randall vit une enfance alors bouleversée jusqu’en Israël par les réalités humaines et historiques du conflit israélo-palestinien — sa mère Sadie y étudie l’histoire des Lebensborn nazis quand son père Aron, auteur dramatique désœuvré, y est ébranle au plus profond par la guerre du Liban et le massacre de Sabra et Chatila.
La vérité au sujet du monde, c’est que la douleur y guette partout
Puis vient le récit de Sadie elle-même, vingt ans plus tôt encore a Toronto, où elle découvre en 1962 que ses grands-parents sont en réalité les parents adoptifs de sa mère Kristina, et que cette dernière cache quelque lourd et essentiel secret… Kristina, et c’est le quatrième récit, découvre en 1944 en Allemagne, à six ans, que sa famille n’est pas sa famille, qu’elle avait été, bébé, arrachée aux siens en Roumanie et confiée par les réseaux des Lebensborn à une famille nazie près de Munich. Elle sera adoptée après guerre par un couple sans enfants au Canada. Sadie ne sait rien de son père, est élevée par ses grands-parents pendant que Kristina fait carrière bohème de chanteuse dans le sillage de Paul Anka, épouse son agent Peter Liebermann, emmène sa fille à New York où Sadie découvre et adopte la conscience juive. Sadie épouse le non pratiquant Aron, se passionne pour la question juive, défend le sionisme, enquête en Israël sur les Lebensborn, est à Tel Aviv renversée par une voiture qui la laisse en chaise roulante. Mais elle poursuit son enquête, publie ses recherches, rompt avec sa mère mais provoque un jour, dans un village près de Munich, une rencontre entre Kristina et celle qui fut un temps, dans l’Allemagne en guerre, sa grande « sœur ». « La vérité au sujet du monde, c’est que la douleur m’y guette partout », s’étrangle ici de colère, au nom de tous ces enfants de l’Histoire, une Sadie de six ans écrasée par les mystères humains et secrets d’Histoire que partout autour d’elle elle devine sans savoir ou oser les interpréter, et qu’inscrit dans sa chair — une « souillure », dit-elle — l’humiliant gros grain de beauté qu’elle cache sur sa fesse gauche. Celui de Kristina est à son bras, celui de Randall à l’épaule, celui de Solomon à la tempe, là où fait son trou la balle de qui se suicide au revolver. Et en ce gros grain se fixent de génération en génération toutes les lignes de faille où hésitent leurs destins.
Vive et drôle et bouleversée narration. Et de génération en génération, creusant cette douleur ou lui inventant mille et une diversions heureuses ou drolatiques, le très sensible spectacle de Catherine Marnas comme le virtuose récit de Nancy Huston composent d’admirables et foisonnants tableaux humains et tableaux d’époque. Des tableaux d’esprit romanesque et populaire assume, d’énergie très actuelle, et qu’animent de formidables acteurs, exemplairement engagés — quatre heures de beau et bon théâtre qui passent comme une seule, et que l’on pourrait certes en sa séquence finale, quand tout y est su et joué, cristalliser et condenser davantage Mais le spectateur y est à chaque minute tout simplement et puissamment saisi.
Antoine Wicker