La perméabilité aux événements
Avec Lignes de faille, Catherine Marnas adapte un roman à succès de Nancy Huston, une saga familiale qui remonte le temps, de l’Amérique post 11 septembre à la guerre de 40. Une réflexion sur le Mal et la constitution des identités.
De Koltes, votre auteur favori, à Nancy Huston, ça peut sembler un parcours étonnant ?
Catherine Marnas : Nancy Huston est une auteure qui, comme beaucoup d’écrivains nord-américains, écrit des romans disons de facture classique. En même temps, elle fut élève de Barthes à la Sorbonne, et elle écrit des essais. Professeur de désespoir analyse par exemple la tendance au nihilisme de notre culture et tente de bâtir avec intelligence une philosophie de la confiance en la nature humaine qui intègre cette tradition. On retrouve dans son livre la qualité des narrations qui ne rechignent pas à faire appel à l’émotion tout en portant un regard analytique sur le monde et sur l’humain.
Que raconte Lignes de failles ?
C.M : C’est un roman qui a connu un succès de bouche à oreille et qui touche à l’intimité. Il raconte l’histoire d’une famille sur quatre générations, à partir, pour chaque période, du point de vue d’un enfant de 6 ans. De la parole d’un petit américain anorexique et islamophobe jusqu’à une petite fille adoptée par une famille de nazis. Le roman mêle donc le politique et l’intime, la petite et la grande Histoire pour construire une sorte d’enquête policière sur la manière dont se constituent les êtres humains et tenter d’approcher les sources du Mal.
Quelles sont ces sources ?
C.M : Huston n’apporte aucune réponse manichéenne. Au contraire, elle souligne la complexité des humains, leur perméabilité aux événements qu’ils traversent et qui les constituent. Il n’existe pour elle aucune forme de déterminisme, ni de fatalité. Un jour, Nancy Huston disait qu’on pourrait résumer ainsi ce roman : « c’est un texte un texte qui raconte comment on acquiert un accent ». Elle veut dire par là que ce livre raconte comment chacun est marqué par les gens, les événements, et même les langues qu’il a rencontrés.
« Ce livre raconte comment chacun est marqué par les gens, les événements, et même les langues qu’il a rencontrés. »
Cette œuvre offre t-elle une matière théâtrale ?
C.M : Avec cette narration classique qui mêle émotion, intime et Histoire, je dirais qu’on est proche du théâtre de Wajdi Mouawad. L’alternance entre la narration et l’action se fait de manière très fluide à travers ce que j’appelle des arabesques. Et puis, le roman possède dans son écriture une théâtralité naturelle. Nancy Huston est musicienne également et son phrasé s’en ressent. Enfin, en tant que romancière, elle se glisse dans la peau de ses personnages et propose ainsi une véritable écriture incarnée.
Comment avez-vous travaillé à cette adaptation ?
C.M : Ce spectacle n’a été possible que parce qu’il s’inscrivait dans un projet de troupe. J’ai travaillé avec des acteurs permanents et d’autres que je connaissais très bien, ce qui permet d’avoir rapidement un langage commun et des rapports de confiance. C’était la première fois que je faisais du théâtre de cuisine. Beaucoup de choses se passent autour d’une table de cuisine, une table perdue au milieu du vide, entourée de maquettes qui permettent par un jeu sur les échelles de figurer autant l’intime que l’universel. De plus, le roman propose une remontée dans le temps, et dans ce spectacle transgénérationnel, l’esthétique suit le même mouvement. On commence avec une scénographie high-tech, épurée et on remonte petit à petit vers quelque chose d’incarné et un théâtre plus poétique.
Vous étiez pressentie pour diriger le théâtre de la Criée à Marseille et une décision élyséenne vous en a privée. Des événements concomitants de cette création. Cela se ressent-il ?
C.M : C’est une histoire extrêmement violente et Lignes de Faille m’a certainement permis de fermer la porte là-dessus. On y parle de vulnérabilité et d’impuissance exprimée par des enfants face au monde des adultes. Dans ce sens, cette mésaventure l’a forcément alimentée.
Propos recueillis par Eric Demey.