NOVO | 20 MARS 2011

Shakespeare dans la cuisine

Catherine Marnas fait passer à la scène Lignes de faille, roman de Nancy Huston, qui parcourt à rebours l’Histoire du XXème siècle à travers quatre enfants d’une même famille. Un texte où l’intimité extrême devient une caisse de résonnance du monde.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé dans le livre de Nancy Huston ?
C’est un livre qui touche des choses très universelles et intimes. Nancy se met dans la peau de ces quatre enfants très différents, comme si elle couvrait tous les champs du malheur de l’enfance. La position d’impuissance de l’enfant est celle d’un être toujours soumis au pouvoir des autres, il est en train de se structurer pour essayer de comprendre, et c’est magnifiquement montré dans le roman. J’ai aussi été très marquée par l’habileté de l’entrée de l’Histoire dans le livre. Ce n’est pas seulement psychologique et intime, c’est aussi un portrait du monde. Un immense travelling à rebrousse poil, de l’après 11 septembre à la guerre de 39-45, en passant par Israël, la guerre froide, Sabra et Chatila.

S’emparer de cette Histoire dans un roman est un exercice glissant, et comme pour les personnages, on est toujours à la limite de la caricature...
Oui, le danger de la caricature historique est le même que la caricature des personnages Randall - qui adulte n’est pas très sympathique, c’est un beauf islamophobe - était un enfant très touchant. Ce que montre le livre c’est qu’il n’y a pas de déterminisme, même s’il y a des facteurs. C’est comme une enquête policière sans crime, qui chercherait à comprendre comment devient on l’adulte qu’on est, en remontant à la source.

La source, c’est l’arrière-grand-mère de Sol qui est aussi, étonnamment, le personnage qui s’en sort le mieux...
Oui, et pourtant c’est elle qui a subi le traumatisme le plus violent (1), à l’origine de toutes ces failles qui courent sur les quatre générations. C’est là qu’on voit la complexité de l’écriture de Nancy. Pourquoi s’en sort-elle ? D’une part parce qu’elle a été très aimée dans son enfance, même si c’était par une famille nazie, et d autre part parce qu’on lui a transmis l’art, l’amour pour le chant, qui lui permet de passer a travers sans se mouiller les plumes.

Comment ces failles se manifestent-elles ?
D’abord il y a cette jolie façon d’énoncer de manière très claire le transgénérationnel par le grain de beauté. Chaque enfant a une tache à un endroit différent et en fait un usage différent. Arrivé à Sol, il est devenu très visible puisqu’il l’a sur le visage. Son père, lui, l’avait sur le cou. C’est comme si ce secret qui avait été enterré émergeait lentement. C’est une idée freudienne très bateau. Le fait de vouloir lui opérer ce grain de beauté tourne mal on n’enlève
pas cette marque-la.

II y a quand même un déterminisme... Sol n’est pas aussi odieux par hasard.
Oui, c’est paradoxal. Comment arrive t-on du Lebensborn et de cette enfance à Sol. Forcement, on étudie cette influence. Mais pour Nancy, la névrose de Sol est autant alimentée par sa mère, américaine moyenne qui veut se conformer absolument à un modèle d’ordre et de vie sociale pré-formatée, que par le secret.

Qu’est-ce qui vous a semblé, dans ce livre, matière à théâtre ?
Cette idée de l’intime est une chose qu’on pourrait croire réservée au roman.

Le plateau est un miroir grossissant, réservé aux grandes pulsions, même si les grandes pulsions se manifestent par des petites phrases du quotidien, comme chez Tchékhov. Mais cette idée de remonter dans le temps rend les personnages théâtraux, presque au sens shakespearien. C’est étrange parce qu’on a l’impression que c’est de l’anti Shakespeare. II n’y a rien de moins théâtral qu’une table de cuisine sur un plateau, et pourtant, cela crée un effet de « théâtre du globe » où l’on voit la planète d’en haut et où les personnages sont autant de métaphores incandescentes de l’humanité. Là, ce serait un Shakespeare vu par un zoom.

Adapter un roman est toujours difficile. Avec quoi avez-vous du batailler ?
La grosse difficulté ce sont les coupes. C’est un roman qui tire sa saveur de la gratuité de certains éléments. Pour Sol, Abou Ghraïb est aussi important que Bambi. C’est le regard de l’enfant qui est intéressant alors comment couper sans assécher ? Nancy m’a beaucoup rassurée en me disant que le roman existait de toute façon.

Est-ce que le parcours et les autres écrits de Nancy Huston ont pesé dans votre choix d’adapter ce texte ?
C’est venu après. II y a d’abord eu un coup de foudre pour le livre, à l’époque où je voulais m’attaquer à l’adaptation d’un roman et à quelque chose de plus intime. J’étais alors très préoccupée par cette tendance au nihilisme, qui me pesait beaucoup. Je me disais qu’on ne pouvait pas toujours être renvoyée dans les cordes avec des adjectifs du genre « naïf », « mièvre », « bienpensant » quand on ne veut pas porter cette parole nihiliste. Là dessous, il y a des choses extrêmement mortifères, un poids extrêmement violent comme s il y avait un bon goût au malheur au scepticisme, à la haine et aux valeurs négatives. II existe des forces positives brillantes et intelligentes, pourquoi tout serait il noir. J’ai trouve cette chose là dans les essais et la fréquentation de Nancy Huston.

(1) Volée a sa famille Kristina transita par un Lebensborn avant d être adoptée par une famille nazie.

Par Sylvia DUBOST