Saga autour d’une famille modèle pour les "aryens"
Lignes de faille, le spectacle créé par Catherine Marnas à partir du roman de Nancy Huston, part d’une histoire connue, qu’il est bon de rappeler. C’est celle des Lebensborn ("fontaines de vie"), les institutions mises en place par les nazis pour développer la race aryenne. Créés en 1935 à l’initiative d’Heinrich Himmler et dirigés par les SS, ces "haras humains" servaient à faire naître et élever des enfants destinés à former l’élite du grand Reich à venir.
Au départ, ces enfants étaient ceux de filles-mères, qui les abandonnaient. Puis il y a eu ceux spécialement conçus par des femmes "aryennes " et des SS. A partir de 1939, ils furent rejoints par des enfants arrachés à leurs familles dans les pays annexés ou occupés. Choisis en fonction de critères raciaux (blonds, yeux bleus...), ils furent "germanisés" de force dans des Lebensborn, puis confiés à des familles allemandes. On estime à 250 000 le nombre de ces enfants. Seuls 10 % d’entre eux ont été retrouvés à la fin de la seconde guerre mondiale.
Dans Lignes de faille, le sort des Lebensborn est évoqué à travers une famille dont l’histoire suit quatre générations, en remontant le temps, de 2004 à 1944. Chaque épisode est vu par les yeux d’un enfant au même âge : six ans. Chacun de ces enfants a un grain de beauté, qui sert de clef de voûte au récit. Mais c’est à la toute fin que l’on comprend vraiment ce qui lie Sol, un gamin américain de 2004 qui se croit surpuissant, à son arrière- grand-mère Kristina, qui découvre en 1944 qu’elle n’est pas la fille de ses parents allemands, mais une Ukrainienne "Lebensborn".
Comme un manga
On n’est pas obligé d’aimer le roman de Nancy Huston, qui n’hésite pas à tout embrasser, à "surfer" sur soixante ans d’Histoire et à oublier le style. La crainte de le voir adapté au théâtre s’efface devant la réussite de Catherine Marnas, qui tire Lignes de faille vers le haut, et lui donne la force d’une saga à la Wajdi Mouawad. Le spectacle dure 4 h 30, et le temps passe sans que jamais l’on s’ennuie ni s’exaspère du propos, parce que Catherine Marnas a su trouver la forme adéquate : elle traite le roman comme un manga, ce qui écarte toute prétention à vouloir être définitif sur l’Histoire et la question terriblement délicate des Lebensborn.
Tout se passe autour d’une table, lieu familial par excellence, que l’on retrouve dans les quatre épisodes. Cette table est posée sur un sol blanc, où viennent s’inscrire des images d’actualité. Les personnages sont repérables et stylisés, surtout les enfants, qui jouent un rôle essentiel : ce sont eux qui racontent l’histoire.
De même que Catherine Marnas ne cherche pas à gommer leurs monologues, elle ne demande pas aux comédiens d’imiter les enfants, mais de restituer le registre de l’enfance. Du coup, ils sont crédibles, parce totalement dans la fiction. Et ils sont très bien interprétés par des comédiens qu’on voit passer de 6 à 76 ans sans problème. Cette qualité de la distribution concourt beaucoup à l’intérêt de Lignes de faille, qui offre à de nombreux spectateurs, surtout les plus jeunes, une bonne introduction à l’histoire des Lebensborn.
"Lignes de faille" d’après le roman de Nancy Huston. Mise en scène : Catherine Marnas. Avec Sarah Chaumette, Julien Duval, Pauline Jambet, Franck Manzoni, Olivier Pauls, Catherine Pietri, Bénédicte Simon, Martine Thinières.
Brigitte Salino (envoyée spéciale à Strasbourg)