Archéologie d’une révolution
1868. Dans une mansarde sous les toits de Paris, le médecin légiste découvre le corps inanimé d’Abel Barbin, vingt-huit ans, une lettre expliquant son suicide, et un manuscrit intitulé "Mes souvenirs".
C’est ce livre, aujourd’hui disparu, rarissime récit d’une personne intersexe, exhumé par Michel Foucault et identifié par certains chercheurs comme l’acte de naissance des gender studies, que Catherine Marnas adapte.
Avec douceur, tendresse et empathie, elle redonne vie aux souvenirs d’abord heureux d’Herculine, et comme un album photo que l’on feuillette à l’envers, remonte le temps : une enfance pauvre, l’éducation des pensionnats religieux comme ascenseur social, la découverte du désir et la recherche de liberté dans une société qui en offre si peu aux femmes. Jusqu’au point où tout bascule. Brutalement déclarée de sexe masculin, elle est exclue de l’univers dans lequel elle a jusque-là évolué, puis lancée sans ménagement dans le monde des hommes.
La metteuse en scène s’appuie sur la fluidité de l’envoûtant acteur-performeur Yuming Hey pour incarner Herculine. À ses côtés, fondu dans les voiles légers et flous, qui sont comme autant de surfaces de projections mémorielles, Nicolas Martel joue les entremetteurs d’époques entre le XIXe siècle et aujourd’hui. Entre les deux, le masculin vacille.
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La vie d’Herculine serait passée inaperçue si elle n’avait pas rédigé ses souvenirs - feuillets d’une thèse de médecine du XIXème siècle - et si ceux- ci n’avaient pas étés exhumés par M. Foucault. Il les publie avec une préface titrée : « Avons-nous vraiment besoin d’un vrai sexe ? ». Cette question prend toute son acuité aujourd’hui. Celui de l’irruption de la question du genre sur l’avant-scène de la société, faisant que ce qui était souterrain jusque-là s’affichait dorénavant comme une question essentielle.
J’ai été si absorbée par la lecture des Souvenirs d’Herculine Barbin, journal intime d’une jeune femme ayant été obligée de changer de sexe au XIXème siècle qu’une évidence m’est apparue : les questions que je désirais poser étaient déjà contenues entre ses mots. Elle qui craignait tant être un monstre - une fois reconnue comme homme - disant qu’elle n’avait plus aucune place dans ce monde, s’était donné comme tâche de raconter son histoire comme on lance une bouteille à la mer. Ils sont très rares les récits d’hermaphrodites - comme on les appelait à l’époque, les personnes intersexes aujourd’hui - et ce témoignage rédigé à la première personne l’était avec l’idée manifeste que cet écrit allait lui survivre. Alors « prenons-la au mot », laissons-lui la parole, elle est de nature à produire en chacun le questionnement souhaité. Ainsi l’extraordinaire empathie que provoque le personnage d’Herculine m’a définitivement convaincue que le cœur du spectacle devait être son récit à elle, nulle nécessité de le mettre en parallèle avec des témoignages contemporains. Au départ je pensais effectivement qu’il y aurait d’autres témoignages à mettre en regard pour « réfléchir » la situation vécue par Herculine. Et puis j’ai constaté que le texte était assez fort pour porter à lui seul les problématiques. Néanmoins, Yuming Hey interprétant Herculine [acteur qui se revendique genderfluid] ne sera pas seul sur le plateau, il sera accompagné de Mickael Pélissier qui sera à la fois le récitant des rapports médicaux, d’autopsie, d’état civil modifié, mais aussi d’extraits des Métamorphoses d’Ovide, et le passeur entre l’époque d’Herculine, celle de Michel Foucault et la nôtre.