PRÉSENTATION

II faudrait supprimer l’héritage : c’est cela qui pourrit les petites villes de province. II faudrait changer le système de reproduction tout entier : les femmes devraient accoucher de cailloux : un caillou ne gêne personne, on le recueille délicatement, on le pose dans un coin du jardin, on l’oublie.

Extrait : Mathilde, acte IV, scène 14.

La langue française comme la culture française en général ne m’intéresse que lorsqu’elle est altérée, une langue française qui serait revue et corrigée, colonisée par une culture étrangère, aurait une dimension nouvelle et gagnerait en richesses expressives.

Bernard-Maris Koltès

Bernard-Marie Koltès aimait surprendre. Avec Le Retour au désert, l’une de ses dernières pièces, la surprise vint d’abord de l’interprète pour laquelle il écrivit le rôle de Mathilde : Jacqueline Maillan, une star comique du théâtre de boulevard. Il nous avait habitués aux lieux hors du monde, no man’s land marginaux et sombres et nous voilà dans une maison bourgeoise de la province française embarqués dans une histoire de famille, une sorte de comédie bourgeoise en apparence, une attaque en règle contre l’ethnocentrisme mesquin de la bourgeoisie française de province.
Monter cette pièce au Brésil c’est choisir de la sortir de son contexte franco-français, de la déraciner pour entendre de manière évidente sa force métaphorique et les mythes universels qui font pour moi la force des pièces de Koltès. Il y a des Atrides, des tragiques grecs dans le combat fratricide que se mènent Mathilde et Adrien. La guerre est partout : dedans, dehors, passée et présente, la Guerre d’Algérie, la Deuxième Guerre mondiale reproduites intramuros dans un cycle sans fin. La naissance des deux bébés noirs à la fin, Rémus et Romulus, assure que le combat continuera.
On trouve dans Le Retour au désert un thème que Koltès poursuivra avec Roberto Zucco : les murs. Murs qui enferment et qui protègent, que Zucco traverse avant de se rendre compte que « derrière un mur il y a un autre mur » et que c’est donc vers le haut, vers le ciel que l’on peut s’échapper. Envol qu’Édouard réalisera miraculeusement dans Le Retour au désert. Ces murs prennent une évidence criante au Brésil. L’énorme différence de niveau de vie (division de plus en plus évidente dans le monde entier) voit naître de plus en plus de résidences fortifiées, prisons farouches. La cristallisation de cette peur qui régit les rapports entre les hommes est rendue encore plus cruelle et plus actuelle par le côté désuet de cette propriété provinciale des années 60.
La vision de Koltès a la force d’une métaphore poétique mais aussi d’une prophétie sur notre temps. Mathilde vient pour arracher Adrien hors de ces murs, parois de la cage dans laquelle il enferme son fils, protections contre les dangers du monde, protections contre la vie. A l’épreuve du plateau, sous l’apparente clarté des personnages et des situations (quelquefois BD ou télénovela) sourdrent vite des forces noires, sauvages. Je crois que cette pièce doit beaucoup à l’admiration absolue que portait Koltès à Rimbaud ; la haine de ses racines que le poète vagabond a manifestée par rapport à sa ville, Charleville-Mézières, est la même que celle que Koltès exprime ici par rapport à ses propres racines : Metz.
Refuser le poids de l’héritage, prendre le risque de vivre, regarder plus large jusqu’aux étoiles, s’arracher à l’attraction terrestre, refuser l’immobilité des racines (« Mes racines, quelles racines, je ne suis pas une salade » dit Mathilde), la comédie bourgeoise laisse transparaître en filigrane le portrait d’un Koltès plus familier. Voilà qui rend Koltès très présent dans Le Retour au désert.
Catherine Marnas